Réalisé par un génie, Tod Browning, en 1932 (ce qui historiquement signifie beaucoup sur la prétendue tolérance, l'acceptation d'autrui et la différence), Freaks, échec cuisant lors de sa sortie en salles, objet filmique inconsciemment produit par la Metro Goldwyn Meyer qui pensait trouver un énième avatar horrifique de Frankenstein et ainsi rivaliser avec Universal, peut se résumer de manière sommaire comme la conjonction du mélodrame le plus sublime et du film fantastique le plus moche où les monstres ne sont pas ceux qu'on croie. Désormais, il est disponible en zone 2. Son achat n'est même pas indispensable, juste vital.

D'autant plus que l'édition collector proposée par Warner contient sur un second DVD un autre film de Tod Browning, également un chef d'oeuvre, The Unknown (L'Inconnu), réalisé avant Freaks.

La leçon que Freaks donne à voir et à comprendre est d'une simplicité universelle, tellement essentielle qu'elle ne vire à aucun moment dans le moralisme, écueil casse-gueule dont on se passe volontiers dans ce genre de situations. De même, Browning châtie tout débordement spectaculaire et refuse le voyeurisme primaire. Un comble lorsqu'on sait qu'à l'époque Tod Browning fut taxé de cinéaste malsain... Or, Browning fut marqué par une jeunesse passée dans les cirques. Cela lui inspirera d'ailleurs auparavant L'inconnu, une des nombreuses collaborations mémorables du cinéaste avec celui qui deviendra son acolyte : Lon Chaney (pour les fans, prière de revoir le méconnu Larmes de clown de Victor Sjöstrom ), un grand acteur avec lequel il tournera pas moins d'une dizaine de films.

La bizarrerie et le contexte du cirque ont toujours été des obsessions chez Browning, que ce soit dans Le club des trois qui met en scène un géant, un nain et un ventriloque, ou Dracula (son plus grand succès) qui lance de belles réminiscences du côté du cinéma de Murnau. Pour Freaks, il est accompagné de vrais phénomènes de foire du cirque Barnum. Femme à barbe, femme sans bras, homme-tronc, soeurs siamoises... La grande particularité du film est de ne pas avoir recours aux moindres effets spéciaux. Histoire de filmer ces freaks dans toute leur choquante beauté.

Browning a connu des déboires avec son opus maudit : tout le monde ou presque connaît cette anecdote selon laquelle Irving Thalberg a exigé que le réalisateur change le titre du film et effectue de multiples coupures. Voir cet élixir aujourd'hui constitue une aubaine dont on ne peut se priver. En suivant une intrigue dont les tenants et aboutissants sont extrêmement classiques (amour, cupidité, trahison, jalousie, vengeance), Browning raconte une histoire qui mine de rien possède la densité d'une tragédie Shakespearienne en ayant le bon goût de donner autant de liberté à tous les personnages quels qu'ils soient. Plus en profondeur, il effectue une dissociation entre le clivage "normalité et anormalité" et appuie la relativité de la normalité. Incidemment, il brouille magnifiquement les pistes en greffant une réflexion sur l'être et le paraître. Est-ce que le physique des gens est un critère suffisant pour décréter s'ils sont foncièrement bons ou pas ? Des critères auxquels nous sommes soumis tant les apparences, parfois trompeuses, priment sur la nature intérieure. Tant les idées reçues se véhiculent comme tant de clichés.

Il y a de la beauté, de la générosité dans le regard de Browning qui - on le comprend très vite - met sa caméra à la hauteur de ces hommes et femmes difformes. Qu'il aime, qu'il dépeint sans virer au pathos ni à la complaisance geignarde, en injectant ci et là quelques touches d'humour bienvenues, en plaçant son action dans un cirque, microcosme minuscule, coeur névralgique d'une humanité souillée par les préjugés, lieu qui catalyse les passions, les joies et les haines d'une poignée d'individus fâchés avec les normes. Browning ne prend pas ses monstres pour en faire des bêtes de foire à exhiber sous toutes les coutumes mais les décrit comme des "enfants" qui se réfugient dans la peur pour ne pas avoir à affronter le regard des autres. De ces autres dont la beauté arrogante ne traduit que le pourrissement de leur âme.

Oui, mais Browning creuse plus profond question psychologie. Certes, personne n'est parfait mais, surtout, en substance, ce que semble nous rappeler Browning, c'est qu'à force de traiter ces "monstres" comme des monstres, ils finissent par le devenir. Cette idée se manifeste dans la vengeance finale dont les relents horrifiques impressionnent. Au-delà, il s'agit d'une oeuvre de cinéma et de cinéaste en tous points inestimable où chaque scène recèle un abîme existentiel ou une émotion discrète, à l'aune de cette séquence - sublime - où une siamoise ressent les pulsations qui agitent son coeur ému lorsque sa soeur se fait embrasser.
Freaks, ce sont des moments de cinéma volés comme cette scène du repas de noce complètement hallucinante, voire hallucinatoire, où les moindres plans semblent traduire la détresse : le rire tonitruant de Cléopâtre, le regard désespéré de Frida éperdument amoureuse qui observe son Hans tomber sous la domination perverse d'une femme affreusement normale, ou celui horrifié de ladite Cléo lors du fameux One of us. Le malaise lorsque la chanson s'arrête et qu'elle jette la coupe à la figure de ces êtres qu'elle exècre. L'homme viril et la vamp glamour sont les archétypes que Browning passe au hachoir des conventions. Il les hait, nous aussi, et les montre dans leur médiocrité la plus abjecte. Mais attention, l'absence de condescendance de Tod Browning ne rime pas avec manichéisme. Bien au contraire : pléthore de scènes montrent sans lourde démonstration que lesdits normaux (le couple parallèle) peuvent communiquer, rire, plaisanter, s'émouvoir avec les freaks (cf. la naissance de l'enfant de la femme à barbe). Sans que cela soit une gène mais simplement parce qu'ils en ont envie.

A sa sortie, le film trop surprenant fut un échec total et marqua les prémisses du déclin Tod-Browningnien qui n'a par la suite réalisé que quatre films. Aujourd'hui, il est devenu une référence auprès de bon nombre de cinéastes actuels. Peu étonnant qu'il ait inspiré Lynch pour son Elephant man et tout un pan du cinéma fantastique dont la dernière déclinaison reste les Frères Fall, des frères Polish (qui subissent de fait un double héritage, à la fois de Lynch et de Browning), voire le cinéma de Tim Burton. Compensation minimale : soixante ans après sa sortie, Freaks a fait partie de la sélection officielle du National Film Preservation Board des Etats-Unis en 1994, association cinématographique nationale luttant pour la préservation des oeuvres mythiques.
Le film, remonté dans tous les sens du terme, possède différentes fins : la première montre Cléopâtre animalisée, humiliée pour montrer que les monstres ne sont pas ceux qu'on pense (sans conteste l'image la plus intense du film); la seconde continue et raconte rapidement la réconciliation entre Hans et Frida - avec les mots d'amour de Frida qui sortent droit du coeur et émeuvent aux larmes ; et la dernière version étire cette scène en mettant en parallèle un couple freak et un couple "normal", histoire d'égaliser les camps et de rompre avec le clivage initial. Peu importe le dénouement, à chaque instant, ce film bouleverse au plus profond. On traduit sans doute mal l'enthousiasme mais Tod Browning a édifié avec Freaks une fable unique dont l'audace absolue n'a d'égale que sa beauté incommensurable. Certains fous fiévreux diront sans doute qu'il s'agit du "plus grand film de l'histoire du cinéma". Ecoutez-les : ils pourraient bien avoir raison...

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